5 questions à Henri Sterdyniak

Interview de Henri Sterdyniak, co-animateur de Les Économistes Atterrés par Alice Meffre pour Vécu, le média du gilet jaune.

Question 1 : Que faudrait-il mettre en place en premier lieu pour débloquer la crise actuelle ? Quelles mesures préconiseriez-vous sur le moyen et long terme ?

Réponse 1 : La France, comme beaucoup de pays développés, subit plusieurs crises. La mondialisation, la concurrence des pays à bas salaires, l’informatisation font disparaître beaucoup d’emplois qualifiés, stables et convenablement rémunérés. Certains territoires se paupérisent avec un fort taux de chômage, la précarisation de l’emploi, la disparition des services publics. En même temps, les classes dirigeantes sont les gagnantes de la mondialisation ; les revenus de la finance, des dirigeants d’entreprise, de certaines vedettes explosent ; l’optimisation fiscale leur permet d’échapper à l’impôt. Les inégalités de revenus et de statuts se creusent. La cohésion sociale s’effondre. Enfin, la crise écologique impose des remises en cause de notre mode de vie.
Emmanuel Macron est apparu comme le président des classes dirigeantes, en réduisant les impôts qu’elles payaient (en particulier l’ISF), en faisant peser les contraintes écologiques sur les couches populaires.
À court terme, il faudrait renverser cette logique. Rétablir l’ISF. Rétablir un taux de l’IR de 60% sur les revenus exorbitants. Lutter contre l’optimisation fiscale des plus riches et des grandes entreprises. Faire peser les contraintes écologiques sur les plus riches (taxer le kérosène des avions et bateaux, par exemple). La France doit battre pour que des mesures similaires soient prises au niveau de l’UE.
À plus long terme, il faut prendre le tournant vers une société sobre et solidaire. Les entreprises doivent être gérées par l’ensemble des parties constituantes (les actionnaires, les dirigeants, les salariés), en tenant compte des contraintes écologiques. La sous-traitance, les CDD doivent être strictement limités, les inégalités de revenus et de salaires réduites. La taxation du carbone, comme celle des activités polluantes, doit être progressivement et fortement augmentées, mais le produit de la taxation doit aller aux plus pauvres, à la rénovation des logements, aux transports collectifs. Enfin, le droit à l’emploi doit être assuré par la relance écologique, l’aménagement des cadences de travail, les emplois publics (santé, éducation, culture) et la réduction de la durée du travail.

Question 2 : Selon vous, est-ce que le passage à l’euro a été une bonne idée pour l’économie ?

Réponse 2 : La création de l’Euro permettait de créer une zone monétaire unifiée, protégée de la spéculation, de renforcer les échanges commerciaux et la solidarité entre les pays membres. Il avait été proclamé que les États, protégés des marchés financiers, retrouveraient plus de liberté pour pratiquer des politiques économiques de plein-emploi.
En réalité, la zone euro a souffert des politiques d’austérité salariale pratiquées par l’Allemagne, qui accumule des excédents extérieurs colossaux en détriment de ses partenaires. Les pays du Sud et la France se trouvent alors avec un taux de change surévalué qui provoque leur désindustrialisation.
Elle a souffert aussi de l’orientation libérale des technocraties européennes et nationales qui veulent utiliser l’Europe pour imposer des réformes structurelles aux États membres, c’est-à-dire mettre en cause les dépenses publiques et sociales, réduire le droit du travail, interdire toute politique industrielle.
Enfin, des règles budgétaires arbitraires (les limites de 3% de déficit public, de 60% de dette publique, l’obligation de faire chaque année un effort budgétaire de 0,5% du PIB jusqu’à obtenir l’équilibre budgétaire) se sont révélées inappropriées après la crise financière, mais ont été utilisé pour imposer des politiques d’austérité.

Question 3 : Si non, est-ce que retourner aux francs serait une solution ?

Réponse 3 : Il est très difficile pour un pays de quitter seul la zone euro. L’exemple de la Grèce, du Royaume-Uni, de l’Italie montre qu’un pays qui veut pratiquer une stratégie originale se heurte à une coalition des autres pays membres et de la Commission Européenne, qui serait soutenue de plus par les marchés financiers.
Un parti politique qui prône la sortie de l’Euro voit se dresser contre lui les classes dirigeantes, qui génèrent de l’angoisse dans le reste de la population, en particulier parmi les retraités.
La sortie de l’Euro devrait s’accompagner d’une stratégie résolue de réindustrialisation et renouveau productif, de renationalisation du système bancaire, de contrôle des mouvements de capitaux. Il n’existe pas aujourd’hui la mobilisation sociale pour cela.
Aussi, la meilleure stratégie nous semble être de se battre à l’intérieur de l’Europe, pour changer l’Europe, en trouvant des alliés en Espagne, en Grèce, en Belgique, dans le mouvement syndical, avec les forces de gauche, etc.
La France doit refuser de se plier aux règles budgétaires stupides, doit réclamer avec force la fin de toutes les dispositions qui permettent l’évasion et l’optimisation fiscale, doit proposer une harmonisation fiscale, sociale et écologique, doit proposer une politique industrielle axée sur la transition écologique.

Question 4 : Boycotter le système bancaire, et se diriger vers des monnaies locales que l’on voit émerger de plus en plus, est-ce viable sur le long terme ?

Réponse 4 : Les monnaies locales permettent de développer des circuits courts entre producteurs et consommateurs. Elles peuvent faire naître des relations de proximité, des échanges de services sur un territoire donné. Chacun peut réfléchir : ce produit, ce service ne peut-il être fourni par un producteur local ? Ne puis-je offrir un service utile aux personnes de mon voisinage (formation, dépannage, petits travaux). Cela va dans le sens de « produire local », de limiter les transports de marchandises, de retrouver la maîtrise de ses activités.
En sens inverse, un territoire ne peut pas être autonome ; il a toujours besoin d’importer certains biens, certains services. Il est relié au reste du pays par les prestations et les impôts.
Par ailleurs l’ouverture au monde extérieur peut être un choix et une richesse. Donc, le système bancaire reste indispensable.
Le combat pour le développement des monnaies locales ne doit pas faire oublier le combat pour s’approprier les banques, pour leur interdire de financer la spéculation, pour démocratiser le crédit.

Question 5 : Est-ce qu’un gouvernement politique qui ne dépendrait pas de la finance serait envisageable aujourd’hui ?

Réponse 5 : Cette question peut être abordée de deux façons.
Le gouvernement actuel est issue de l’oligarchie financière. Macron est un Inspecteur des Finances qui a travaillé dans une banque d’affaire. Il est entouré de brillants technocrates qui passent alternativement de postes de responsabilité dans l’appareil d’État à des postes de direction dans des banques ou de grandes entreprises. Lors des élections, les grandes banques, les grandes entreprises, les lobbies patronaux soutiennent financièrement les candidats qui défendent leur point de vue (et leurs intérêts).
Par ailleurs, les médias sont aujourd’hui possédés par de grands groupes financiers et bancaires ; les annonceurs favorisent aussi, consciemment ou non, les médias destinés aux plus riches, qui propagent l’idéologie patronales.
Comme l’a montré l’élection de Macron, un candidat pro-finance, pro-entreprise, pro-riche, bénéficie d’atouts précieux.
C’est aux électeurs d’en prendre conscience et de voter, à la présidentielle comme aux législatives, pour des candidats issus des classes populaires.
Ensuite, un gouvernement qui ferait une politique qui s’éloignerait des attentes des marchés financiers et de l’Europe aurait à craindre des mouvements spéculatifs contre sa dette publique. C’est ce que l’on a vu pour l’Italie il y a peu. Le taux d’épargne des français est très élevé ; les banques et assurances françaises ont de quoi financer la dette publique française ; le risque est qu’elles spéculent contre elle, de sorte que la France pourrait devoir payer un taux d’intérêt un peu plus élevé. Jusqu’à présent, la France s’endette à des taux très bas et les marchés financiers ne se sont pas inquiétés (lors de la crise des gilets jaunes, par exemple).

Site internet Les Économistes Atterrés : http://www.atterres.org