Un des principaux exemples de comportement dynamique complexe est la présence de fluctuations aléatoires non-périodiques n’étant pas stochastiques, mais provenant plutôt d’un système dynamique déterministe : ce que l’on appelle le Chaos (appelé aussi parfois dynamiques erratiques ou dynamiques exotiques).
La théorie du Chaos est un domaine en croissance rapide. On peut ici citer quelques ouvrages destinés aux économistes, mais ne manquant pas de rigueur mathématique : H.-W. Lorenz (1993), Medio (1992), Day (1994). Pour une introduction, le lecteur pourra aussi se référer à quelques revues de littérature pour économistes tels Kelsey (1988), Baumol et Benhabib (1989) ; Boldrin et Woodford (1990) et Grandmont (1986) sont plus techniques, par ordre croissant de difficulté.
Pour introduire le sujet, nous retiendrons la définition suivante : le Chaos est un comportement apparemment stochastique généré par un système dynamique déterministe.
Par « apparemment stochastique » on entend un sentier aléatoire qui au premier regard ne peut être distingué du sentier généré par une variable stochastique. A l’instar de Brock et al. (1991), prenons l’exemple d’un ordinateur pseudo-générateur de nombres aléatoires. L’algorithme utilisé par l’ordinateur est purement déterministe, mais il produit une série de nombres qui semblent aléatoires, pouvant duper n’importe quel statisticien au sens où cette série passera tous les tests de « stochasticité ». A propos, les nombres aléatoires générés de cette manière sont communément employés en analyse statistique.
Une seconde caractéristique souvent considérée comme typique du comportement chaotique de systèmes déterministes est l’impossibilité de prédire les valeurs futures des variables concernées. Cela peut au premier abord ressembler à une contradiction- si nous avons un système dynamique déterministe, même si nous ne pouvons le résoudre analytiquement, nous pouvons le simuler numériquement, et donc nous pouvons calculer la (les) valeur(s) de la (des) variables pour toute valeur future de t. C’est ici que nous introduisons une autre caractéristique importante du Chaos, à savoir la Dépendance Sensible aux Conditions Initiales (que nous appellerons DSCI dans la suite du texte).
La DSCI signifie que même de très petites différences dans les conditions initiales donneront naissance à des trajectoires très largement différentes dans le futur. Dans un système déterministe « normal », tous les sentiers démarrant très proches l’un de l’autre restent voisins dans le futur. Ainsi, une erreur de mesure suffisamment faible dans les conditions initiales n’affectera pas les prévisions déterministes. A contrario, dans les systèmes déterministes avec DSCI, une prédiction des valeurs futures des variables ne serait possible que si les conditions initiales pouvaient être mesurée avec une précision infinie, ce qui n’est malheureusement pas le cas dans beaucoup d’études.
Poincaré évoquait déjà cela il y a près d’un siècle :
« Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l’univers au moment initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un moment futur. Mais même si les lois de la nature n’avaient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale qu’approximativement.[…] Il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales produisent de grandes différences dans les phénomènes finaux, une petite erreur au niveau des premières conduisant à une énorme erreur au niveaux des seconds. La prévision devient alors impossible… »
Les travaux de Poincaré étaient apparemment méconnus du mathématicien qui, selon la légende, prétendait dans l’ère avant-Chaos qu’étant donnés un méga-ordinateur et des fonds suffisants pour collecter des données, la météo pouvait être prédite avec exactitude et précision. Si les équations météorologiques sont chaotiques, au sens où elles présentent de la DSCI (et elles en présentent précisément), aucun super-ordinateur ne pourra jamais fournir la précision infinie nécessaire. C’est en fait lorsque le météorologiste E.N. Lorenz a trouvé de la DSCI dans un système à trois équations différentielles émergeant de la théorie de la turbulence des fluides, que l’étude mathématique du Chaos a vu le jour.
Il n’existe pas à l’heure actuelle de définition mathématique du Chaos faisant consensus. Certains, comme nous l’avons vu, prennent la DSCI comme marque de fabrique du Chaos. D’autres prétendent que la dynamique chaotique dépend de l’existence d’un attracteur étrange), que Mandelbrot (1983) appelle un attracteur fractal (sur ces distinctions qui ne sont pas que terminologiques . En fait, un grand nombre de définitions co-existent. Le Chaos (au sens de comportement erratique présentant de la DSCI) peut déjà apparaître dans une simple équation aux différences de premier ordre (système en temps discret), alors que pour en trouver dans des équations différentielles, il est nécessaire d’avoir au minium un système 3 x 3.
Importance et détection du Chaos : dynamique stochastique ou Chaos ?
On trouve souvent dans la littérature les expressions « Chaos stochastique » et « Chaos déterministe », où le « Chaos déterministe » est simplement le Chaos alors que le « Chaos stochastique » est une dynamique stochastique standard, à savoir un comportement aléatoire provenant d’un système non-chaotique mais stochastique. Ces deux notions peuvent être caractérisées par leur dimension de corrélation. La dimension de corrélation est un nombre fini dans le cas du Chaos déterministe, alors qu’un processus stochastique indépendant et identiquement distribué (présentant une fonction de distribution non-dégénérée) a une dimension de corrélation qui tend vers l’infini. Donc en principe, la dimension de corrélation peut être utilisée pour distinguer de véritables processus stochastiques du Chaos déterministe (qui peut être de faible ou grande dimension). Du fait que la terminologie « Chaos stochastique vs Chaos déterministe » peut prêter à confusion lorsque l’on n’est pas dans le contexte d’une analyse de la dimension de corrélation, on parlera simplement de dynamiques stochastiques vs Chaos.
La théorie du Chaos a généré beaucoup d’engouement et d’importants résultats en physique et d’autres domaines. Peut-on dire de même en économie ? Les économiste sont bien connus pour s’inspirer grandement des sciences physiques (Mirowski, 1990, 1992) mais, en général, un théorie ayant du succès dans une discipline n’est pas automatiquement considérée comme sérieuse dans d’autres domaines. L’engouement existe bel et bien en économie, comme le montre le nombre important de papiers sur les dynamiques économiques chaotiques ( cf. collections Anderson et al. eds, 1988, Grandmont ed., 1988, Barnett et al. eds, 1989, 1996, Benhabib ed., 1992, Day et Chen eds., 1993, Creedy et Martin eds., 1994, Leydesdorff et Van den Besselaar eds, 1994) et plusieurs ouvrages (cf, e.g., Brock et al., 1991, Chiarella, 1990, Day, 1994, H.-W. Lorenz, 1993, Medio, 1992, Peters, 1991, 1994, Rosser, 2000). Ces travaux montrent tout d’abord que la théorie du Chaos en économie n’est pas qu’une mode passagère. Du point de vue théorique, ils mettent aussi en évidence que l’on peut construire des nouveaux modèles économiques plausibles dans lesquels un comportement chaotique est présent, ou revisiter d’anciens modèles, bien que parfois cette hypothèse semble quelque peu ad hoc (sur ce point cf. par exemple Sordi, 1993, et Nusse et Hommes, 1990).
Nous savons que des oscillations périodiques peuvent émerger dans des modèles non-linéaires standard, mais avant l’avènement de la théorie du Chaos, il était nécessaire d’invoquer un variable aléatoire exogène non-expliquée pour commenter l’apériodicité souvent observée des variables économiques réelles. Le Chaos, a contrario, nous donne une explication endogène de l’erraticité. Comme Goodwin (1991, p.245) le dit à propos,
« Poincaré a généralisé un point d’équilibre à une trajectoire d’équilibre ; un attracteur chaotique généralise la dynamique à une région d’équilibre bornée vers laquelle toutes les trajectoires tendent, ou à l’intérieur de laquelle toute les trajectoires restent ; la conception d’équilibre est plus ou moins perdue puisque tous les degrés de fluctuations apériodiques ou erratiques peuvent se produire dans cette région. Ceci est tout particulièrement pertinent en économie puisque nous avons désormais non pas un, mais deux types d’explications pour l’irrégularité diffuse des séries temporelles économiques, dont une explication endogène en addition aux conventionnels chocs exogènes ».
Venons-en maintenant à trois autres implications théoriques majeures du Chaos.
1- La première est que l’hypothèse d’anticipations rationnelles (l’HAR ci-après) est insoutenable face au Chaos (Chiarella, 1990, PP.124-25 ; Kelsey, 1988, pp. 682-3 ; Medio, 1992, pp. 17-8). L’HAR se voit souvent opposer l’argument suivant : il est pratiquement impossible que tous les agents économiques aient une information parfaite etc., comme requis par l’HAR, puisqu’ils doivent dépendrent d’autres procédés tels la rationalité limitée (Sargent, 1993). Cette critique traditionnelle est une critique externe, i.e. les hypothèses ne peuvent pas être obtenues en réalité, donc on doit rejeter l’HAR (mais si les hypothèses pouvaient être obtenues, l’HAR serait correcte). La critique venant de la théorie du Chaos est a contrario une critique interne, d’autant plus destructrice car elle montre que l’HAR n’est pas soutenable même lorsque les hypothèses sont réunies. En fait, si le vrai modèle est chaotique, les agents économiques- supposés bénéficier d’une information parfaite incluant la connaissance du modèle (à l’instar d’un physicien connaissant les « équations gouvernant un phénomène donné »)- ne peuvent raisonnablement pas atteindre la précision infinie pour éviter les effets dévastateurs de la DSCI. La prévision déterministe parfaite hors des états stationnaires (Grandmont, 1985, sect. 3) serait impossible en économie tout comme en physique lorsque le modèle est chaotique. La situation deviendrait pire si, en addition au Chaos, des éléments stochastiques étaient aussi présents. Même si les agents économiques connaissaient les processus stochastiques générant les chocs exogènes, la présence de DSCI sur la partie déterministe rendrait impossible pour eux le calcul de la distribution de probabilité objective des résultats. Ainsi, il serait impossible de vérifier les propriétés essentielles des anticipations rationnelles dans un contexte stochastique. Dans les deux cas (déterministe et stochastique), l’économiste théoricien devrait abandonner l’hypothèse d’anticipations rationnelles et se baser sur d’autres règles de formation des anticipations (Heiner, 1989, suggère d’ailleurs une forme d’anticipations adaptatives). Du point de vue théorique, les règles de formation des anticipations devraient être cohérentes avec le modèle chaotique sous-jacent, mais des règles générales de ce type n’ont pas encore été conçues (Medio, 1992, p.18).
2- La seconde implication du Chaos concerne l’usage des modèles économétriques dans la prévision (Baumol et Quandt, 1985). Les paramètres estimés de ces modèles sont accompagnés d’un intervalle de confiance – ce qui signifie que la « vraie » valeur peut se trouver n’importe où dans cet intervalle, chaque valeur étant associée à une certaine probabilité. Mais même si cet intervalle de confiance pouvait se rétrécir jusqu’à la quasi nullité (ce qui est en pratique impossible), nul besoin d’être économètre pour comprendre que- si le « vrai » modèle est chaotique- la présence de DSCI implique l’impossibilité de faire de la prévision, à l’exception peut-être du très court-terme (sur la prévisibilité de court-terme dans les modèles chaotiques cf. H.-W. Lorenz, 1993, Chap.6, Sect. 6.4.).
3- Une troisième implication du Chaos est l’irréversibilité du temps en théorie. Ceci peut être facilement expliqué en considérant une application unimodale. Comme le remarquent Barnett et Chen (1988, p. 203), l’existence d’un point d’inflexion sur l’application f rend f non inversible car l’inverse de f est une solution ensembliste. Alors que f est une fonction, l’inverse de f est une correspondance. Cela signifie que, alors que des équations « normales » peuvent être intégrées soit « forward » (en avant), soit « backward » (récursivement), seule l’intégration forward sera ici possible. Par ailleurs, l’irréversibilité du temps en pratique apparaît dans des systèmes dissipatifs normaux pouvant être en principe intégrés soit « forward » soit « backward » dans le temps, mais ne permettant pas une « prédiction » correcte du passé.