Daniel Cohen

Né en 1953, Daniel Cohen est agrégé de mathématiques
et de sciences économiques, enseignant à l’ENS
et chercheur au Cepremap. Entre 1984 et 1996, il a été
consultant pour la Banque mondiale. Il est également éditorialiste
associé au Monde et membre du CAE depuis 1997.
Penser la mondialisation
Daniel Cohen explique l’augmentation des inégalités
par l’effet des progrès techniques et par la crise
de la solidarité et de l’Etat-providence, et non par
la globalisation. Celle-ci, au contraire, peut permettre à
des nations du tiers monde d’accéder au développement.
Si elle engendre une crise, précise-t-il, celle-ci est avant
tout politique : le ciment qui tenait les grandes nations se délite.
« Il faut repenser la manière dont la société
protège les travailleurs »
Entretien avec Daniel Cohen, directeur du département d’économie
de l’École normale supérieure et cofondateur
de l’École d’économie de Paris, vient
de publier «Le monde est clos et le désir infini »,
qui analyse le désir de croissance perpétuelle de
l’humanité et le malaise de la société
post-industrielle.
Pour Daniel Cohen, « aujourd’hui, un grand nombre de
travailleurs sont laissés au bord du chemin ». / Bruno
Charoy/EDITIONS ALBIN MICHEL
La Croix : Votre essai décrit la croissance
comme la «religion du monde moderne», la «solution
au drame ordinaire qui est de vouloir ce qu’on n’a pas».
Mais elle est de plus en plus faible. Faut-il renoncer au modèle
économique sur lequel nous avons vécu plus de deux
siècles?
Daniel Cohen: Disons plutôt que l’idée
de progrès matériel associé à la croissance
doit être repensée. La révolution industrielle,
dont nous sommes les héritiers, a substitué à
l’idéal de progrès moral des Lumières
l’idéal de progrès matériel. La société
issue de la révolution industrielle, quoique rigide, était
protectrice, parce qu’elle faisait entrer chacun dans un système
social, de la production de masse à la consommation de masse.
Le miracle de la société industrielle était
sa promesse égalitaire. Et il est pratique pour une société
démocratique de pouvoir compter sur le progrès matériel.
Cette époque, marquée par la croissance
sans fin, la promesse égalitaire et la protection sociale
est-elle finie?
D. C.: La société post-industrielle rompt avec le
modèle précédent et substitue la créativité
à la répétitivité. La révolution
numérique enfonce le clou, car elle tend à remplacer
toute activité qui se répète par un logiciel.
En contrepartie, la société post-industrielle a fait
perdre la sécurité économique. Le malaise contemporain
provient de ce que le monde fonctionne à l’insécurité,
au stress. C’est psychiquement épuisant. En enlevant
aux êtres humains les tâches qui se répètent,
on leur retire une protection, une routine rassurante.
C’est aussi la fin définitive du plein-emploi…
D. C.: La croissance a changé de niveau – elle est
plus faible –, mais surtout de nature. Avant, elle résultait
du fait que technologies et travail humain étaient complémentaires,
et assemblés dans une grande communauté de production
qui faisait reculer les inégalités. Aujourd’hui,
un grand nombre de travailleurs sont laissés au bord du chemin,
du fait de la numérisation. Il s’agit de ceux qui se
situent au milieu de la hiérarchie sociale.
Le tertiaire est désormais menacé d’une formidable
rationalisation, comme la sidérurgie des années 1980,
avec la disparition des emplois intermédiaires, ceux qui
peuvent être remplacés par des logiciels. Ces emplois
sont occupés par la classe moyenne.
Les classes moyennes sont donc en péril ?
D. C.: Oui, car aujourd’hui, pour croître, il faut
licencier, couper les dépenses au nom de l’impératif
de profitabilité. Et il n’y a pas de nouvelles sources
d’énergie, comme l’électricité,
qui était une pure merveille! Or, la façon dont s’installe
la société post-industrielle est une mise en coupe
réglée de ce que la révolution industrielle
avait produit. Ainsi, la bureaucratisation a favorisé l’émergence
des classes moyennes et fait diminuer les inégalités.
Aujourd’hui, ce sont ces mêmes emplois intermédiaires
qui sont menacés!
Seuls survivent les métiers non codifiables. Les métiers
qui se créent sont ceux qui demandent de l’empathie
sociale, du coup d’œil et de la présence humaine,
en bas et en haut de la chaîne sociale?: les nounous, les
garde-malade, les enseignants, les psys, les travailleurs sociaux,
les maçons, les restaurateurs, les footballeurs…
Les classes moyennes sont pourtant plus riches, plus
nombreuses et vivent mieux qu’au siècle dernier…
D. C.: On n’est pas riche ou pauvre dans l’absolu, mais
par rapport à une attente. Le paradoxe d’Easterlin
met en récit statistique la quête du bonheur. Richard
Easterlin a montré que les indices de satisfaction étaient
remarquablement stables, quel que soit le niveau de richesse atteint
par un pays. La France a beau être deux fois plus riche qu’il
y a cinquante ans, elle n’est pas plus heureuse?! Car l’impératif
de créativité d’aujourd’hui est potentiellement
épuisant.
Au XXe siècle, on souffrait de névrose, de la confrontation
avec l’autorité. Comme le montre le sociologue Alain
Ehrenberg, au XXIe siècle, c’est la dépression
qui domine, la peur de ne pas être à la hauteur des
attentes que la société formule. Une autre explication
du paradoxe d’Easterlin, pour comprendre ce qui manque aujourd’hui
à notre société, tient au souci obsessionnel
des humains de se mesurer aux autres. Et de désirer les surpasser.
C’est en cela que la croissance, plus que la richesse, est
importante pour nos sociétés. Il s’agit d’une
promesse, et cette promesse apaise l’inquiétude plus
que sa réalisation. Il faut partir de là pour comprendre
la grande peur collective. Car une société ne peut
pas renoncer sans péril à une classe moyenne forte
et prospère, et qui a confiance en l’avenir.
Quel projet pourrait remplacer celui qui lie l’espoir
à la croissance future du PIB ?
D. C.?: La croissance crée de l’emploi, c’est
une réalité. Avec 1,5% de croissance, on peut créer
de l’emploi en France. Mais cette corrélation mécanique
ne dit rien du long terme, ne relance pas la croissance sociale.
Si on pouvait formuler une utopie pour le XXIe siècle, ce
serait celle d’une société où perdre
son emploi serait un non-événement. Où l’on
en serait peu affecté. L’objectif prioritaire devrait
être de donner aux personnes menacées par le chômage
les moyens de rester exigeants. C’est le meilleur du modèle
danois, le cours que doit prendre l’État providence
de demain.
Vous appelez à une réforme radicale de
l’État providence ?
D. C.?: L’État providence s’est constitué
pour aider ceux qui n’étaient pas en situation d’emploi,
les femmes en congé de maternité, les malades, les
retraités… Pour ceux qui travaillaient, on les laissait
se débrouiller puisqu’ils avaient un revenu?! Il faut
que l’État providence réponde aux nouveaux besoins
d’aujourd’hui, les difficultés de la vie professionnelle
et le quatrième âge. Il faut donc repenser la manière
dont la société protège les travailleurs.
Soit dans une optique libérale anglo-saxonne, qui est de
dire «trouve du travail ou meurs?!». Ce système,
qui marche à la peur sur laquelle on remet une couche de
peur, n’est pas inefficace. Mais nous pouvons faire beaucoup
mieux que ça en France?!
Que préconisez-vous ?
D. C.?: Une priorité serait que la formation professionnelle
bénéficie principalement aux chômeurs, voire
qu’elle leur soit réservée. C’est une
idée qui soulève des protestations en France, car
on considère que l’État s’occupe des chômeurs.
Mais il faut qu’une période de chômage soit le
moment où l’on apprendra quelque chose. La logique
danoise, c’est d’aider les chômeurs en les formant.
C’est dur, mais un chômeur qui est contraint de retourner
à l’école apprendre quelque chose sait que le
système le soutient.
L’État a ainsi les moyens de dégonfler son
anxiété. En tant que keynésien, je considère
que le rôle de l’État est d’éviter
les à-coups de la croissance, les krachs, les booms, les
bulles, qui n’arrêtent pas de se produire depuis vingt
ans. D’assurer la stabilité macroéconomique
et la protection microéconomique. Remettre à plat
la logique de l’État providence sera coûteux
en France, mais essayons au moins de dire que c’est une priorité
d’essayer.
Êtes-vous favorable à l’instauration
d’un revenu d’existence ?
D. C.?: Il faut aller dans ce sens. Mais il ne s’agit pas
uniquement de protéger les gens de la grande pauvreté.
Il faut plutôt que la société fabrique des protections
au fil de l’eau.: Il faut réaliser un lissage plus
long des indemnités de chômage, offrir à chacun
un système de droits.
L’arrivée des centaines de milliers de
migrants peut-elle donner une impulsion à la croissance en
Europe ?
D. C.: Pour l’Allemagne, l’immigration est une chance
historique de se réinventer, de devenir les États-Unis
d’Europe. Le pays a de la place, un énorme hinterland
(arrière-pays, NDLR), avec les pays de l’Est, et compte
tenu de sa démographie, besoin de main-d’œuvre…
L’Allemagne a une opportunité historique devant elle
et semble le comprendre. Ce sera aussi un changement de société,
mais qui n’a rien d’utopique, et une leçon à
donner au reste de l’Europe. Les migrants apporteront un grand
dynamisme à l’Allemagne.
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UN ÉCONOMISTE KEYNÉSIEN ET SOCIAL-DÉMOCRATE
Daniel Cohen, 62 ans, a publié de nombreux livres, dont
Homo economicus, prophète (égaré) des temps
nouveaux (Albin Michel, 2012), qui lui a valu le prix du livre d’économie.
Le monde est clos et le désir infini (Albin Michel), son
dernier essai, emprunte à l’histoire, la philosophie,
la psychologie et la sociologie pour dresser un récit des
aspirations de l’espèce humaine depuis les origines.
Il pose la question de la souffrance face à la finitude du
monde.
Directeur du département d’économie de l’École
normale supérieur (ENS), Daniel Cohen a participé
à la création de l’École d’économie
de Paris en 2006. Cet économiste keynésien et social-démocrate
a signé en 2012 le manifeste «Nous, économistes,
soutenons Hollande», aux côtés de Philippe Aghion,
Michel Aglietta ou Thomas Piketty.
Ses écrits
Richesse du monde, pauvretés des nations (1997), coll. Champs,
éd. Flammarion, 1999.
Nos temps modernes (1999), coll. Champs, éd. Flammarion,
2002.
La mondialisation et ses ennemis, éd. Grasset, 2004.
Homo economicus, prophète (égaré) des temps
nouveaux (Albin Michel, 2012), qui lui a valu le prix du livre d’économie.
Le monde est clos et le désir infini (Albin Michel), son
dernier essai
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