Economie et fractales

Benoît Mandelbrot et l’histoire de la finance

Benoit Mandelbrot est mort, à l’âge de 85 ans. Il appartiendra à des mathématiciens d’expliquer les apports de cet immense personnage, l’un des plus importants de la seconde moitié du 20ème siècle.

Installé aux USA, Mandelbrot s’intéressait donc à la répartition des revenus et des patrimoines, pour voir dans quelle mesure exacte elle suivait ce type de loi statistique (que l’on baptise Levy-stable, du nom du mathématicien français Paul Lévy, professeur de Mandelbrot et qui avait refusé un poste de prof à Bachelier : le monde est petit…). Houthakker, intéressé par ses travaux statistiques, l’avait donc invité à faire une présentation lors d’un de ses séminaires à Harvard en 1960.
Mandelbrot arriva au séminaire un peu en avance, se rendit dans la salle de cours, où il rencontra Houthakker. Au tableau, il y avait quelques graphiques du cours précédent, qui n’avaient pas été effacés. Etonné, Mandelbrot remarqua : « tiens, c’est pratique, vous avez déjà mis au tableau les graphiques de ma présentation ». Houthakker le regarda sans comprendre. Mandelbrot insista : « oui, ces graphiques au tableau : ils ont exactement la même forme que ceux que je vais utiliser pour ma présentation ». Houthakker comprenait encore moins. Ces graphiques n’avaient rien à voir avec la distribution des revenus : il s’agissait de l’historique des prix des contrats à terme sur le coton à la bourse de Chicago.
Mandelbrot venait de trouver un nouvel objet pour ses travaux : les cours boursiers. Il se lança aussitôt dans l’analyse, travaillant avec les économistes spécialisés dans la finance. Et commença une tournée des universités américaines pour y présenter sa découverte : les cours boursiers ne semblaient pas obéir à la marche au hasard et la courbe de Gauss, selon le modèle de Bachelier; ils semblaient obéir à une « loi puissance ». L’autre propriété qu’ils avaient était d’avoir une forme « fractale » (Mandelbrot allait définir le mot au début des années 70) : quelle que soit l’échelle de temps que vous utilisez pour suivre la courbe des fluctuations, elle présente la même allure.

A ce stade, j’imagine que la différence entre « marche au hasard et courbe de Gauss, loi puissance » n’est pas très évidente. Un exemple permettra de le clarifier. Imaginez que vous ayez 100 personnes adultes dans un bar, et que vous vous intéressiez à leur taille. Vous allez leur trouver une taille moyenne (par exemple, 1.70 m). Vous allez aussi constater que les tailles sont distribuées selon une courbe de Gauss, qu’on appelle aussi « courbe en cloche ». Cela signifie que les tailles sont assez regroupées autour de la taille moyenne. Il peut y avoir des grands et des petits, mais ils ne sont pas immenses ni minuscules. Dans une courbe de Gauss, 95% des gens se trouvent dans un intervalle centré sur la moyenne, et de rayon deux fois l’écart-type (l’écart moyen à la moyenne). Dans l’exemple, si vous trouvez que l’écart-type de taille est de 10cm, vous constaterez que 95% des clients du bar ont une taille comprise entre 1.5 et 1.9 m.

Autre caractéristique de cette distribution : supposez que l’homme le plus grand du monde entre dans ce bar. Si l’on en croit le livre des records, il mesure 2.46 mètres. Que devient alors la taille moyenne des clients du bar? Elle va légèrement augmenter suite à l’entrée de cet homme extrême. Mais pas de beaucoup : si vous calculez, elle va augmenter de 7.5 mm, même pas un centimètre. même l’homme le plus grand jamais mesuré (2.72m) ne ferait monter la taille moyenne que d’un centimètre à peine. C’est une autre caractéristique des distributions gaussiennes : les extrêmes n’ont pas beaucoup d’importance.

Maintenant, supposons que nous nous intéressions au revenu annuel des clients de ce bar. On constate qu’ils ont un revenu moyen de 25 000 euros annuels (ce qui correspond en gros au revenu moyen des français). Et supposons que Liliane Bettencourt vienne boire un verre dans ce bar. Avec son patrimoine de 15 milliards d’euros, Liliane Bettencourt gagne environ 600 millions d’euros par an. Son entrée dans le bar ferait donc passer le revenu moyen des clients à environ 6 millions d’euros annuels! Comme vous le voyez, cette moyenne ne signifie plus rien : personne dans le bar, de près ou de loin, ne touche un tel revenu. Il n’y a que des gens qui touchent beaucoup moins, et une personne qui touche 100 fois plus. C’est la caractéristique d’une distribution suivant une loi puissance : les extrêmes ont un impact considérable.
Lorsqu’on a compris ce qu’est une loi puissance, on la voit partout, souvent dans les activités humaines. Prenez le répertoire de votre mobile : il est probable que vous passez plus de 80% de vos appels à une très faible fraction de vos contacts. Ou le coût des tremblements de terre : il y en a des milliers chaque année, et une toute petite fraction d’entre eux concentre la quasi-totalité des victimes et destructions qu’ils causent. Ou la distribution des revenus et des patrimoines.

Ce que constatait Mandelbrot, c’est que les fluctuations des cours boursiers suivaient aussi une telle distribution.

Ce qui a la conséquence suivante. Si comme le considère le modèle de la marche au hasard, les cours boursiers suivent une loi normale, alors, on doit observer des fluctuations autour du cours moyen qui ne changent pas beaucoup. Si par exemple le cours d’une action fluctue en moyenne de 2% par jour, avec un écart-type de 1%, 95% des fluctuations quotidiennes se trouveront entre 0 et 4%. Une fluctuation extrême (+100% dans une journée) ne peut pour ainsi dire jamais se produire (une fois toutes les 100 milliards d’années, par exemple). Si par contre son cours suit une loi puissance, de tels évènements extrêmes se produiront certes rarement, mais peuvent se produire beaucoup plus souvent que ne le prévoit le modèle de la loi normale. Les cours boursiers seront alors surdéterminés par des évènements très rares.
Mais il y a pire. Dans certaines configurations, une loi puissance peut présenter une variance infinie. Or la variance des fluctuations des cours était au centre du modèle de la finance qu’établissaient les économistes, mesurant la « volatilité » des cours. Prise à la lettre, l’idée de Mandelbrot signifiait que l’essentiel des travaux statistiques que les économistes étaient en train de mettre en oeuvre pouvaient être jetés à la poubelle, ou du moins, allaient présenter de sérieuses défaillances. L’évaluation du risque et du rendements des actifs financiers (les fameux alpha et beta) était beaucoup moins fiable et utilisable que ne l’indiquaient les modèles.

Les travaux de Mandelbrot suscitèrent dans un premier temps un très grand intérêt parmi les chercheurs. Un étudiant de l’université de Chicago, en particulier, devait les considérer comme une révélation : Eugene Fama. Très impressionné par l’idée selon laquelle dans un marché des titres qui fonctionne bien, les fluctuations de cours boursiers étaient imprévisibles, il s’attacha à leur étude et devait formuler rigoureusement ce que l’on appelle l’hypothèse d’efficience des marchés, dont une version est le fait qu’il est impossible de battre le marché sans disposer d’informations dont les autres opérateurs ne disposent pas. L’évolution de Fama dans les années 70 est intéressante parce qu’elle correspond au mouvement suivi par les économistes. D’abord très intéressé par les idées de Mandelbrot, en étudiant les cours boursiers concrètement, il devait se ranger progressivement vers le modèle de la marche au hasard.
Les économistes se sont rangés à la marche au hasard dans les années 60-70 pour deux raisons. Premièrement, cette théorie permettait des avancées rapides – théorie du portefeuille, modèle de Black-Scholes – qui au fur et à mesure se diffusaient du monde universitaire vers celui des praticiens de la finance. Ecouter Mandelbrot impliquait de laisser tomber une bonne partie de ces avancées, sans savoir par quoi les remplacer (les mathématiques nécessaires n’étant pas disponibles, ou donnant lieu à des applications très limitées). Avant de tout abandonner, il fallait vérifier si effectivement, ces outils étaient à côté de la plaque. Or, comme devait le constater Fama, la théorie de l’efficience des marchés et la marche au hasard pouvaient faire l’objet de tests empiriques; et au fur et à mesure, ces tests empiriques confirmaient l’idée de marche au hasard et de fluctuations suivant la loi normale. A l’inverse, les prédictions des modèles inspirés de Mandelbrot n’étaient que difficilement testables. Au bout de quelques années, le rapprochement entre Mandelbrot et les économistes devait prendre fin, d’un commun accord. Pour les économistes, parce que le modèle de la marche au hasard gaussienne donnait des résultats; pour Mandelbrot, parce qu’il avait tendance à aller de sujet en sujet, sans se focaliser sur un seul. Il allait consacrer les années 70 à travailler sur les fractales, et la finance cessa d’être son objet d’étude principal.
Dans la seconde moitié des années 80, pourtant, les choses changèrent. Mandelbrot accéda à la célébrité dans la communauté des mathématiciens, et dans le grand public, grâce à son livre « the fractal geometry of nature » paru en 1982, puis à son rôle décrit dans le best-seller « chaos » de James Gleick qui rendait les fractales et la théorie du chaos accessible au grand public.

Surtout, un évènement devait bouleverser la théorie financière : le krach de 1987.

Depuis le début des années 80, l’hypothèse d’efficience des marchés était secouée dans le monde universitaire. Les validations empiriques sur lesquelles elle reposait semblaient ne s’appliquer qu’à une période particulière, et semblaient de moins en moins vraies. Larry Summers avait publié sa célèbre conférence intitulée « il y a des idiots : regardez autour de vous » critiquant les hypothèses d’acteurs rationnels, et montrant de façon flamboyante que les « validations empiriques » de la théorie de l’efficience des marchés correspondaient au fait d’aller au supermarché, de constater que le prix d’un flacon d’un demi-litre de ketchup était en gros égal à celui de deux flacons d’un quart de litre, pour en déduire que « le marché du ketchup était efficient ». Le krach de 1987 devait précipiter la critique des modèles financiers assis sur la marche au hasard : selon ce modèle pris à la lettre, cet évènement extrême n’avait pour ainsi dire aucune chance de se produire. En réalité, il y a beaucoup trop d’évènements extrêmes dans les fluctuations des cours, et ceux-ci ont beaucoup trop d’impact, pour conserver en l’état l’idée que les fluctuations des cours suivent une loi normale. Aucune nouvelle information particulière ne pouvait justifier la plongée des cours de 1987. Fisher Black, qui avait quitté le monde universitaire pour travailler chez Goldman Sachs en 1984, avait déclaré que « les marchés semblent beaucoup plus efficients depuis un bureau d’université que dans un bureau à Wall Street ». Fama lui-même est revenu à ses origines, et à une perspective beaucoup plus proche de celle de Mandelbrot des fluctuations financières.

Les temps étaient mûrs pour retravailler. A partir des années 90, la théorie de la finance devait donner lieu à de nombreux travaux visant à enrichir le modèle standard pour le rapprocher d’une perspective plus réaliste; vous trouverez quelques exemples de ces évolutions ici. Il y a d’ailleurs là un paradoxe. L’époque où les universitaires développaient des modèles montrant les limites de la théorie standard de la finance (marche au hasard, Merton-Scholes) a été celle dans laquelle cette même théorie standard a fait son entrée dans le monde professionnel de la finance, avec un rôle de plus en plus important des « quants », ces mathématiciens de haut vol chargés de faire de l’ingénierie financière à l’aide de modèles sophistiqués pour des banques ou des hedge funds. L’un des exemples fameux de cette entrée des « quants » dans la finance restera le fonds LTCM, dont les succès comme les échecs traduisent les triomphes et la difficulté à intégrer les évènements rares de la finance issue du modèle de Black-Scholes. Il y aurait une merveilleuse étude, sociologique, économique, psychologique, à faire pour comprendre la façon dont les modèles de la finance sont utilisés par les institutions financières sans prendre suffisamment en compte leurs limitations, que pourtant tout le monde connaît. Certains le font, comme Paul Wilmott. Mais ils restent isolés. Trop de gens considèrent que l’on peut se contenter d’une analyse sur le thème « les financiers sont stupides et cupides (et de droite), ils croient leurs modèles super-sophistiqués et après c’est nous qu’on paye » ce qui, vous en conviendrez, ne va pas très loin.

En 2004, Mandelbrot est revenu à la finance dans un livre célèbre,  » the misbehaviour of markets » , traduit en français sous le titre « une analyse fractale des marchés« . Ses successeurs les plus nets sont probablement ceux que l’on appelle les éconophysiciens. Un peu comme Mandelbrot, ils appliquent des modèles mathématiques (inspirés le plus souvent de modèles utilisés en physique) aux données économiques et financières pour déterminer des manières plus satisfaisantes d’analyser celles-ci.

Pour l’essentiel, les éconophysiciens ne sont guère appréciés des économistes. il faut dire que la façon dont ils sont arrivés dans le domaine n’était guère diplomatique, et souvent très arrogante. Ils ont trop tendance à dire aux économistes « vos petits modèles mathématiques sont bons pour les enfants; vous allez voir ce que de vrais scientifiques savent faire », et au passage, surestiment l’ampleur de leurs apports, et méconnaissent les connaissances accumulées par les économistes. En bref, ils se comportent un peu comme les économistes se comportent vis à vis des sociologues lorsqu’ils abordent leurs domaines. On peut espérer que ces deux tendances finissent par parvenir à dialoguer, comme l’a fait Mandelbrot avec les économistes en son temps.

Dans l’histoire de la finance, Mandelbrot a un statut particulier : il n’en a jamais véritablement été considéré comme un membre, sans être en dehors, et en servant d’inspirateur et d’aiguillon à des générations de chercheurs, de spécialistes et de praticiens. A cette place, pourtant, son influence est considérable, et ne fait que commencer.