Né en 1942 en Tunisie, Jean-Paul Fitoussi obtient un doctorat en économie à la fin des années 60, puis passe l’agrégation pour enseigner à l’université. Après plusieurs années passées à l’étranger, notamment aux Etats-Unis, il revient en France en 1984, pour enseigner à Sciences po et travailler à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Il en devient le président en 1990, impulsant dans ce centre de recherche une approche plus keynésienne.
Après la mobilisation des étudiants pour une réforme de l’enseignement de l’économie, c’est à Jean-Paul Fitoussi, professeur à Sciences po, que l’ancien ministre de l’Education nationale, Jack Lang, confie la tâche de rédiger un rapport sur le sujet. Ses conclusions ont été publiées dans L’enseignement supérieur de l’économie en question (2001). Il est membre du CAE depuis 1997.
Jean-Paul Fitoussi, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques, publie cette semaine un livre décapant, «le Débat interdit» (1), dans lequel il dénonce les dogmes et idées reçues qui bloquent selon lui le débat économique, et s’aventure dans les liens unissant économie et société.
Alors que la plupart des responsables politiques posent comme acquis que la croissance ne suffira pas à faire baisser le taux de chômage, vous estimez le contraire:
Pourquoi serions-nous condamnés à une croissance «molle»? Je pense que cette croyance est liée à une erreur conceptuelle, qui est de confondre la croissance «potentielle» de l’économie avec sa croissance effective. Je m’explique: la croissance potentielle, c’est ce qu’une économie est capable d’atteindre lorsque ses capacités de production tournent à plein. Ce taux de croissance potentiel dépend donc essentiellement du progrès technique et del’évolution démographique; en France, on peut l’estimer à 2,5% ou 3%.
Mais la croissance effective est très différente, puisqu’elle dépend également de la mobilisation de facteurs de production inemployés. Si deux paysans moissonnent un champ de blé et si l’un tombe malade, la production chute de moitié. Lorsque le malade est guéri, elle double logiquement: +100%. Cela n’a rien à voir avec la croissance «potentielle» du blé moissonné chaque année! Lorsque le chômage décroît, il se passe le même phénomène. La baisse du taux de chômage peut donc entraîner une dynamique de croissance que l’on sous-estime.
Qu’est-ce qui pourrait empêcher ce retour à un processus positif?
Nous vivons avec des partenaires qui suivent une stratégie rarement coopérative. Quand tout le monde joue la compétitivité, il y a des perdants. L’attitude des Etats-Unis de l’Allemagne du Japon peut nous faire beaucoup de mal. Dans ce cas, la France n’aura plus le choix, et devra se replier sur une stratégie de «résignation», en partageant le travail, c’est-à-dire en partageant le chômage. Mais je ne peux imaginer qu’on ne sache plus comment croître alors qu’il y a tant de besoins insatisfaits.
Pourquoi la baisse du chômage n’a-t-elle pas accompagné la croissance dans les années 80?
On a créé quand même 800.000 emplois. Puis la récession est arrivée, et elle a été aggravée par une politique paradoxale de taux d’intérêt réels très élevés.
Selon vous, l’erreur majeure qui a été commise est d’avoir maintenu trop longtemps la politique du franc fort?
Le combat contre l’inflation, dans les années 80, était nécessaire, même s’il a eu un coût en termes d’emplois. L’erreur a été de poursuivre cet objectif alors qu’il était déjà atteint. On a suivi à partir de 1989 une politique qui correspondait à un taux d’inflation de 10%, alors même qu’il était tombé à 3%.
Ce qui s’est passé alors, de 1990 à 1993, a été très spectaculaire. La France a connu le taux réel, (réel = hors inflation) le plus élevé de son histoire et le plus élevé du monde. On n’a jamais fabriqué tant de chômeurs en si peu de temps qu’entre 1990 et 1994: 800.000 chômeurs!
Aujourd’hui, les taux d’intérêt réels sont revenus à des niveaux plus raisonnables, de l’ordre de 4%. Faut-il encore tout faire pour les baisser?
Ils sont en fait supérieurs. Car les banques tentent d’effacer les pertes liées au passé, en pratiquant des taux élevés. Le taux de base bancaire est supérieur à 8%.
Pensez-vous que la France puisse encore se permettre de prendre, sans l’Allemagne, l’initiative d’une baisse des taux d’intérêt sans faire chuter le franc?
Je pense que l’on a une meilleure solution: faire, sans plus attendre, la monnaie unique. La politique monétaire européenne ne sera alors plus définie dans l’intérêt d’un seul pays (l’Allemagne), mais elle sera adaptée à l’économie européenne. Pour accelérer la monnaie unique, il faut renoncer à une interprétation trop stricte des critères de convergences imposés par Maastricht. Le traité laisse d’ailleurs une assez grande marge de manoeuvre politique.
Les Allemands ne veulent pas en entendre parler!
Il faut bien se rendre compte que bientôt le choix ne sera plus entre le système existant et la monnaie unique. Mais le choix entre un système taux de change très flexible en Europe et la monnaie unique. Le système monétaire européen, lorqu’il existait, conférait systématiquement un avantage à l’Allemagne en termes de compétitivité. Dans le cadre d’un système flottant, l’Allemagne ne retirerait aucun avantage. Déjà le décrochage de la lire, la livre, la peseta ont affaibli la compétitivité des exportations allemandes.
Si la voie monnaie unique est politiquement impraticable, du moins rapidement, que peut-on faire?
Il faut bien avoir conscience que l’on ne peut plus continuer ainsi. Si on ne retrouve pas le chemin d’une croissance durable, on connaîtra une dégradation tragique des finances publiques, puisque les taux d’intérêt réels actuels alourdissent inexorablement le fardeau de la dette publique. Pour sortir de cette impasse, je préférerais de loin la solution de la monnaie unique (il serait désastreux que l’on entre en Europe dans des stratégies de dévaluation compétitive). Mais, si on n’y parvient pas, la France pourrait alors prendre le leadership d’une baisse progressive des taux de l’ensemble des pays européens. Cela conduirait nécessairement à une appréciation transitoire du mark. Mais la Bundesbank n’aurait plus aucune raison de ne pas baisser ses taux d’intérêt, puisque cette appréciation du mark serait désinflationniste, les produits importés devenant moins chers. L’urgence est donc, selon vous, d’ouvrir une explication de fond avec l’Allemagne sur ces sujets. Avez-vous l’impression que la question soit au centre des préoccupations des candidats français?
Non, et pour cause. On est allés tellement loin dans le culte du taux de change que le candidat qui parlerait de ce sujet serait immédiatement diabolisé, accusé de vouloir le malheur de la France…
Selon vous, les taux d’intérêt sont le thermomètre du moral (ou de la morale) d’une société. Plus ils sont élevés, plus le lien social est déliquescent…
C’est la question qui me tient le plus à coeur. Les taux d’intérêt sont davantage une variable sociale qu’une variable économique. On sait comment un choc de taux d’intérêt peut être absorbé sans qu’il y ait de conséquences défavorables pour l’emploi: si les taux d’intérêt s’élèvent, il faut que les profits s’élèvent et donc que les salaires baissent. C’est le mode d’adaptation américain. Mais il conduit à de fortes inégalités contraires à la morale de l’intégration sociale par le travail: on avantage la rente au détriment des revenus d’activités. De surcroît, en situation de taux d’intérêt élevés, les agents se crispent sur le présent, et sont plus individualistes…
Le taux d’intérêt, dites-vous, «déprécie le futur».
Plus le taux d’intérêt est élevé, moins le futur pèse dans la décision des agents économiques. C’est un phénomène qui apparaît sous sa forme caricaturale dans l’usure: la personne qui recourt aux services d’un usurier est un individu qui n’a plus d’avenir. Il est prêt à sacrifier le futur pour pouvoir régler un problème présent.
C’est ce qui se passe en réalité dans la société française: les agents n’ont plus confiance dans leur avenir. Paradoxalement, cette crispation rend les reprises plus inflationnistes. Car les agents, qui sentent que l’embellie n’est pas durable, tentent alors de tirer le maximum de l’opportunité qui se présente, de se replier sur les avantages acquis, sur les salaires… Ils exigent tout de suite que leurs revendications soient satisfaites.
Recueilli par PASCAL RICHÉ (1) Jean-Paul Fitoussi, le Débat interdit. Arlea, 318 pp
Bibliographie :
« Inflation, équilibre et chômage » aux Éditions Cujas en 1973 ;
« Fondement microéconomique de la théorie keynésienne » aux Éditions Cujas en 1975 ;
« Unemployment in western countries »(avec Edmond MALINVAUD) aux éditions MacMillan, Londres en 1980 ;
« Modern macroeconomic theory » chez Basil Blackwell, Oxford en 1987 ;
« Macro-dynamique et déséquilibres »(avec Pierre-Alain MUET) chez Economica en 1987 ;
« The slump in Europe : reconstructing open macroeconomic theory »(avec Edmund PHELPS) chez Basil Blackwell, Oxford en 1988 ;
« À l’Est, en Europe » (sous sa direction). Presses de la fondation nationales des sciences politiques ; Références OFCE en 1990.
« Entre convergences et intérêts nationaux : l’Europe » Presses de la fondation nationales des sciences politiques ; Références OFCE en 1994.
« Les cycles économiques »(avec Philippe SIGOGNE). Presses de la fondation nationales des sciences politiques ; Références OFCE en 1994.
« Economic growth, capital and labour markets » chez MacMillan, Londres en 1995 ;
« Le nouvel âge des inégalités »(avec Pierre ROSANVALLON) Seuil 1996 et Points essais (poche) en 1998 ;
« Croissance et chômage »(en collaboration). Documentation française, les rapports du Conseil d’analyse économique. 1998.
« Rapport sur l’état de l’Union européenne : 1999 ». OFCE ; Fayard / Presses de Sciences Po.
« Le débat interdit »aux éditions Arléa en 1995 puis chez Points économie (poche) en 2000.
« Rapport sur l’état de l’Union européenne : 2000 ». OFCE ; Fayard / Presses de Sciences-Po Paris.
« La règle et le choix », 2002