L’anneau de Moebius

Dématérialisation ou virtualisation : qu’est-ce qu’une information?

Qu’est-ce qui, dans la nature de l’information et de la connaissance, leur confère des propriétés économiques si particulières ? La première réponse qui vient à l’esprit est qu’il s’agit de biens « immatériels ». Examinons attentivement cette proposition.

Elle suppose d’abord une métaphysique de la substance. Il y aurait des choses « matérielles » et des choses « immatérielles ». Or, même les biens dits matériels valent principalement par leurs formes, leurs structures, leurs propriétés en contexte, c’est-à-dire en fin de compte par leur dimension « immatérielle ». A parler rigoureusement, on ne trouverait parmi les biens purement matériels que les matières premières. Inversement, on ne peut séparer les informations de tout support physique, sous peine de les détruire.
Certes, il est possible de les recopier, de les transmettre, de les multiplier facilement.
Mais que tout lieu d’inscription « matériel » s’évanouisse et l’information disparaît sans retour. Quand à la connaissance que possède un être humain, elle est encore plus liée à la « matière » puisqu’elle suppose un corps vivant, deux bons kilos de matière grise et humide en état de marche.
Mais, direz-vous, le point essentiel est ici que la connaissance puisse passer d’un cerveau à l’autre, qu’elle ne soit pas forcément liée à une seule personne. Précisément : la connaissance et l’information ne sont pas « immatérielles » mais déterritorialisées ; loin d’être exclusivement attachées à un support privilégié, elles peuvent voyager. Mais information et connaissance ne sont pas davantage « matérielles  » !
L’alternative du matériel et de l’immatériel ne vaut que pour des substances, des choses, alors que l’information et la connaissance sont de l’ordre de l’événement ou du processus.

Selon la théorie mathématique de la communication, une information est un événement qui provoque une réduction d’incertitude au sujet d’un environnement donné. Dans cette théorie, on ne considère qu’un univers de signes et l’occurrence de chaque signe dans un message est associée à une information mesurable. Par exemple, l’occurrence de chaque lettre de ce texte apporte une information, et ce d’autant plus qu’elle est improbable. Or une occurrence n’est pas une chose. Elle n’est ni matérielle comme une pomme, ni immatérielle comme une âme immortelle. Symétriquement, une chose n’est ni probable ni improbable. Seul un événement ou un « fait » peut être lié à une probabilité, donc être informatif et par exemple, justement, le fait que telle chose soit là maintenant ou n’existe pas. Intuitivement, nous sentons bien que l’information est liée à une probabilité subjective d’occurrence ou d’apparition : un fait entièrement prévisible ne nous apprend rien tandis qu’un événement surprenant nous apporte vraiment une information.

Maintenant, étudions soigneusement la nature de l’information. Supposons qu’une élection se soit déroulée dans un certain pays. Cette élection s’est produite en un certain lieu et à un certain moment précis. En tant que tel, cet événement est indissociable d’un « ici et maintenant » particulier. On dit justement que l’élection a eu « lieu ». Nous dirons qu’il s’agit d’un événement actuel.
En première approximation, lorsque les agences de presse l’annoncent ou le commentent, elles ne diffusent pas l’événement lui-même mais un message le concernant. Nous dirons que, si l’événement est actuel, la production et la diffusion de messages à son sujet constitue une virtualisation de l’événement, pourvue de tous les attributs que nous avons jusqu’ici associés à la virtualisation : détachement d’un ici et maintenant particulier, passage au public et surtout hétérogénèse. En effet, les messages qui virtualisent l’événement sont en même temps sa prolongation, ils participent à son effectuation, à sa détermination inachevée, ils en font partie. Grâce à la presse et à ses commentaires, le résultat de l’élection se répercute de telle et telle manière sur la place financière d’un pays étranger. Tel jour, à la Bourse de telle capitale économique, des transactions singulières ont été passées : l’événement continue à s’actualiser en des temps et lieux particuliers. Mais cette actualisation elle-même prend la forme de production de messages et d’informations, de micro-virtualisations.

Nous retrouvons là notre thème habituel de l’anneau de Moebius : le message sur l’événement est en même temps et indissolublement une séquence de l’événement. La carte (le message) fait partie du territoire (l’événement) et le territoire est largement constitué d’une addition indéfinie, d’une articulation dynamique, d’un réseau de cartes en expansion.

Autrement dit, tout ce qui est d’ordre événementiel relève d’une dynamique de l’actualisation (territorialisation, instanciation ici et maintenant, solution particulière) et de la virtualisation (déterritorialisation, détachement, mise en commun, élévation à la problématique). Événements et informations sur les événements échangent leurs identités et leurs fonctions à chaque étape de la dialectique des processus signifiants.

Pourquoi la consommation d’une information n’est-elle pas destructive et sa détention n’est-elle pas exclusive ?

Parce que l’information est virtuelle.

Comme nous l’avons déjà amplement souligné, un des principaux caractères distinctifs de la virtualité est son détachement d’un ici et maintenant particulier, et c’est pourquoi je peux donner un bien virtuel, par essence déterritorialisé, sans le perdre. D’autre part, souvenons-nous que le virtuel peut être assimilé à un problème et l’actuel à une solution. L’actualisation n’est donc pas une destruction mais au contraire une production inventive, un acte de création. Lorsque j’utilise l’information, c’est-à-dire quand je l’interprète, la relie à d’autres informations pour faire sens ou que je m’en sers pour prendre une décision, je l’actualise. J’accomplis donc un acte créatif, productif. La connaissance, à son tour, est le fruit d’un apprentissage, c’est-à-dire le résultat d’une virtualisation de l’expérience immédiate. En sens inverse, elle peut s’appliquer ou, mieux, s’actualiser dans des situations différentes de celles de l’apprentissage initial. Toute mise en oeuvre effective d’un savoir est une résolution de problème inventive, une petite création.