I/ Les deux économistes de Harvard, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, ancien chef économiste du FMI entre 2001 et 2003, ont publié un erratum à leur étude de 2010 sur l’impact de la dette publique sur la croissance., reconnaissant des erreurs dans leurs calculs.
L’affaire a fait grand bruit récemment quand un jeune étudiant de 28 ans, Thomas Herndon, de l’université Amherst du Massachussetts, a découvert au cours de ses travaux d’économétrie que l’étude de reinhart et Rogoff était truffée de « graves erreurs ». Il a notamment révélé que les formules de calculs Excel utilisées par les deux économistes stars étaient fausses.
Les tuteurs du jeune homme, les professeurs d’économie Michael Ash et Robert Pollin, ont même accusé Reinhart et Rogoff d’avoir sciemment procédé à des tris de données. Des données critiques sur la Nouvelle-Zélande, le Canada, l’Australie, ont ainsi été exclues des moyennes.
Résultat : alors que l’étude originelle concluait qu’une dette publique supérieure à 90% du PIB entraînait une récession de -0,1% dans les pays sur la période, les travaux corrigés des trois universitaires du Massachussetts concluaient eux que la croissance économique des pays avec ce ratio de dette était en réalité de +2,2%.
Une dette supérieure à 90% du PIB entraîne une perte de croissance d’un point
Cette révélation a fait polémique parce cette étude qui établissait un lien entre dette publique élevée et récession, publiée en plein coeur de la crise de la zone euro, a notamment servi de référence aux politiques pour défendre les politiques d’austérité. Elle a renforcé le camp des partisans de la rigueur. Le Commissaire européen aux Affaires économiques, Olli Rehn, a utilisé le texte pour encourager les pays en difficultés de la zone euro à prendre le chemin de l’austérité.
Dans leur nouvelle étude corrigée, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff concluent désormais que la croissance de 2,8% à 1,8%, quand la dette dépasse le seuil de 90% du PIB. Il n’est donc plus question de récession. « Ce qu’il faut retenir, a déclaré Carmen Reinhart mercredi, c’est que quelle que soit la façon de prendre les données, vous aboutissez à une perte de croissance de 1% » ».
Le message des deux économistes stars de Harvard reste donc le même. Une dette publique trop élevée est nocive pour la croissance. Olivier Blanchard, le chef économiste du FMI, va dans leur sens. Avant même la publication de l’erratum, il a déclaré que « a barre de 90% me semble un bon point de référence ».
II/ Les politiques d’austérité, à cause d’une erreur sous Excel ?
Une sombre histoire de moyenne
Dans la base, on a environ 1200 lignes : chaque ligne correspond à un couple Année-Pays. Intuitivement, si l’on veut réaliser une moyenne, on va moyenner sur chaque année-pays, de façon à ce que chaque ligne de donnée ait un poids identique dans le résultat final.
Mais ce qu’on fait R&R, c’est d’abord de grouper en 4 catégories de dette par pays, puis de moyenner.
Cela peut paraitre assez intuitif de faire comme ça, mais cela cache une faille. Sur les chiffres que l’on voit, le 2.4% de UK dans la tranche « >90% » est une moyenne obtenue sur 19 lignes de données (toutes les années entre 1946 et 1964, où le Royaume-Uni a été au-dessus de 90% de dette). En revanche, le -7.9% de la Nouvelle-Zélande correspond à … une seule année : l’année 1951.
A la fin, les deux auront le même poids dans la moyenne qui donnera le fameux -0.1% qui s’est révélé faux. Si on ajoute à cela l’oubli de certaines données et de certains pays dans la moyenne, on voit que le fameux résultat est dû uniquement à cela : l’année 1951 en Nouvelle-Zélande. Si on enlève juste ce point, le -0.1% devient un +1,2%.
Bref, le résultat clé de R&R, c’est juste dû à l’année 1951 en Nouvelle-Zélande et ses -7.6% de (dé)croissance. Petit détail savoureux : en plus des 3 erreurs mentionnées dans la vidéo, il y avait aussi une 4e erreur « de transcription » qui fait que le vrai chiffre de -7.6% pour la NZ avait été mal recopié en -7.9%.
Comme beaucoup l’ont remarqué, il y a aussi le caractère totalement arbitraire du fait de segmenter la dette en 4 tranches 0/30/60/90%. De ce que j’en sais, c’est effectivement considéré comme une mauvaise pratique en statistiques de prendre une variable continue, et de la discrétiser de la sorte : on perd en information et on gagne en arbitraire.
Que celui qui n’a jamais fait d’erreur Excel leur jette la première pierre…
La revue par les pairs : dont je ne comprends pas toujours pourquoi elle ne s’est pas appliquée dans ce cas là. Apparemment c’était un numéro de la revue regroupant des actes de conférence. Mais pourquoi pas de peer-review ? Et comment un article peut-il alors se prévaloir du prestige de la revue ?
Suite à plusieurs conversations avec des économistes professionnels, j’ai un peu éclairci cette situation. Avant 2018, le numéro du mois de Mai de l’American Economic Review (AER) était consacré aux proceedings de la conférence de l’American Economic Association. Pour les économistes, il était semble-t-il bien connu que ce numéro de Mai était spécial et différent, sans peer-review formel, avec des papiers plus courts, etc. Donc les « pros » savaient faire la différence en voyant que « c’était dans le numéro du mois de Mai ». Toutefois dès qu’on est un peu extérieur au domaine, si on n’a pas cette connaissance, on ne peut pas deviner qu’une publication « dans le numéro de Mai » n’a pas la même valeur qu’une publication dans les autres numéros de l’AER. Depuis 2018, les choses ont été clarifiées car l’éditeur a décidé de transformer ce numéro spécial en une édition à part entière, avec un vrai nom différent « AEA Papers&Proceedings ». Mais en 2010, quand le R&R a été publié, cette distinction n’avait pas encore été faite.
Le partage des données et des codes : il faut reconnaitre que R&R ont quand même eu l’honnêteté intellectuelle de partager leurs données. On n’aurait pas forcément parié dessus, d’autant que la demande émanait de ce qui semble être un « petit » département d’économie voisin.
Quelle influence réelle ?
C’est probablement mission impossible d’essayer de savoir quelle influence réelle a exercé cet article sur les décisions politiques prises à l’époque.