
Considéré comme l' » enfant terrible » [Uchitelle, 1999] de la science économique, Paul Krugman est devenu, depuis une trentaine d’années, incontournable à la fois comme économiste théoricien et comme participant actif au débat public concernant la globalisation et les politiques économiques. Cette célébrité s’explique par ses positions polémistes et libérales, au sens anglophone du terme ?[1][1] » Le terme américain « liberal », contrairement à l’expression… et par ses travaux fondateurs, notamment dans les domaines de l’économie internationale et de la géographie économique. Le choix du jury du prix de la Banque de Suède 2008 est à cet égard tout a fait logique, même s’il ne s’inscrit pas dans la tradition du fait de l’âge et des analyses du lauréat. A 55 ans, Krugman est le plus jeune économiste » nobélisé » à titre individuel (Arrow avait 51 ans et Merton 53 ans quand ils ont été tous deux récompensés pour des recherches collectives).
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De plus, alors que la ligne orthodoxe (néoclassique) de la science économique est généralement récompensée, Krugman est plutôt un trublion inclassable au regard des grands courants de la théorie économique (classique dans son approche du commerce international et keynésien en matière de politique intérieure). Son objectif est d’essayer d’agir sur son temps, et le moyen pour lui d’y parvenir est d’influencer la sphère du politique. Il se sert de son pouvoir journalistique et d’un talent de vulgarisation exceptionnel pour donner des leçons d’économie aux dirigeants politiques en démontrant que les solutions qu’ils proposent ne sont généralement pas en adéquation avec les fondements développés par la science économique. Cette stratégie de confiance absolue dans les vertus du raisonnement économique lui a valu beaucoup d’ennemis chez les non-économistes et, paradoxalement, l’a encore plus éloigné de la tradition orthodoxe.
De la nouvelle théorie du commerce international au prix de la Banque de Suède
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La nouvelle théorie du commerce international (NTCI) trouve son origine dans un bureau de l’université de Yale à la fin des années 1970, alors que Krugman entamait sa carrière de jeune professeur. Encore dans le flou quant à l’orientation de ses recherches, Krugman confirme, lors d’une discussion avec Rudiger Dornbush, son intuition selon laquelle la prise en compte des rendements croissants et la concurrence imparfaite pourraient améliorer significativement la compréhension du commerce international.
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Traditionnellement, le commerce international est analysé en termes de différences de productivité entre les pays, soit par l’application des avantages comparatifs (Ricardo), soit par l’hétérogénéité des dotations de facteurs (Heckscher-Ohlin, puis Samuelson). Le modèle ricardien explique les échanges internationaux en comparant les différences de productivité entre les partenaires commerciaux. Les pays exportent les biens pour lesquels ils disposent non pas d’un avantage absolu (Smith), mais d’un avantage comparatif de sorte que chaque pays participant au commerce international tire avantage de ces échanges. Les bénéfices du commerce sont alors facilement identifiables par la baisse des prix des biens échangés. Cependant, le modèle ricardien ne permet pas d’appréhender les effets des échanges sur la distribution des revenus à l’intérieur d’un pays. Pour cette raison, Eli Heckscher, Bertil Ohlin, puis Paul Samuelson l’ont amendé afin de distinguer les différents impacts des échanges sur les secteurs importateurs et exportateurs. Leur approche met en évidence le fait que le commerce produit des gagnants et des perdants à l’intérieur d’une nation, en dépit, in fine, d’une meilleure situation globale.
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Malgré ces renouvellements, les économistes étaient conscients que la théorie traditionnelle n’était plus à même de décrire l’évolution des échanges d’aujourd’hui. Pourtant, ce n’est qu’à la fin des années 1970 qu’un jeune économiste, âgé d’à peine 26 ans, commence à assembler les différentes pièces du puzzle [Krugman, 1979]. Pour construire la boîte à outils de la NTCI, Krugman s’appuie sur trois principales références théoriques : les rendements croissants et l’analyse smithienne, la vision marshallienne des économies d’échelle, et l’analyse de l’économie industrielle de Chamberlin. L’unification est réalisée dès 1985 dans un ouvrage coécrit avec Elhanan Helpman et qui fait encore référence : Market Structure and Foreign Trade : Increasing Returns, Imperfect Competition, and the International Economy. Celui-ci permet d’expliquer les raisons pour lesquelles le commerce se développe essentiellement d’abord entre des pays ayant une dotation identique en facteurs (échanges Nord-Nord ou Sud-Sud), ensuite dans le commerce intrabranche (échange de biens ayant des caractéristiques communes ou satisfaisant le même besoin) et, enfin, dans le commerce intrafirme (rôle des firmes multinationales et de leurs filiales). D’autre part, en plus de fournir un nouveau cadre théorique à l’explication des échanges, la NTCI améliore également la compréhension du processus de spécialisation internationale. En l’absence d’avantages comparatifs (Ricardo), les rendements croissants et les économies d’échelle jouent un rôle déterminant. Adam Smith avait déjà envisagé le rôle des rendements croissants et affirmé que deux nations ont un intérêt à se spécialiser et à échanger, même si elles produisent des biens identiques, parce que l’augmentation de la production induite par l’ouverture engendre des gains de productivité (économies d’échelle ou effets d’apprentissage).
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Ainsi, selon la politique commerciale stratégique proposée par Krugman et directement issue de sa nouvelle approche, l’intervention de l’Etat peut s’avérer positive si elle parvient à capter les rentes induites par la concurrence imparfaite. Paul Krugman explique cette situation en étudiant l’exemple célèbre de la compétition sur le marché aéronautique. Les hypothèses de son modèle sont simples : deux entreprises (Airbus et Boeing), un produit pour lequel il n’existe pas de demande intérieure (dans le pays d’origine des entreprises), un bien nouveau (un avion de 150 places). Il démontre qu’en subventionnant Airbus avant que l’entreprise américaine n’ait pris sa décision de produire, les pouvoirs publics européens parviennent à éliminer Boeing de la production du nouveau bien. Ce genre d’arguments a conduit à une recrudescence des attaques contre le libre-échange, en fournissant aux défenseurs du protectionnisme une assise théorique qu’ils n’avaient jamais pu établir. Effectivement, si les rendements croissants et les raisons historiques peuvent être à l’origine du commerce international, alors les gouvernements peuvent essayer de faire en sorte que ces circonstances soient favorables à leur nation. Une fois établie, la structure de spécialisation s’auto-entretient sous l’effet des économies d’échelle externes et par l’accumulation des gains tirés des échanges.
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Paradoxalement, la principale contribution de Krugman à la nouvelle politique commerciale stratégique ne réside pas dans ses modèles mais dans son revirement théorique opéré au début des années 1990. Conscient de la portée de ses analyses, il est toujours resté très prudent sur les conditions de leur application. Ainsi, il écrit que » plusieurs années de recherche théorique et empirique ont permis de conclure clairement que l’argument stratégique, quoique ingénieux, ne devait être que d’une importance secondaire » [Krugman, 1994, p. 26]. Sans rejeter les arguments en faveur d’une politique commerciale et industrielle plus nationaliste, il prévient que ceux-ci doivent » être examinés avec une grande prudence » [Krugman, 1998a, p. 114]. Finalement, si la politique commerciale stratégique a été à l’origine de multiples attaques contre le libre-échange, » l’introduction des rendements croissants et de la concurrence imparfaite dans la théorie ne fait que renforcer l’idée que les échanges sont toujours bénéfiques » [Krugman, 1998a, p. 199]. En effet, les partenaires commerciaux profitent de l’ouverture puisque, en se spécialisant sur des biens différents, ils bénéficient d’une plus grande variété de biens disponibles et de meilleures échelles de production. Le libre-échange ne peut pas être considéré comme une politique dépassée. Il reste en soi, ceteris paribus, la meilleure expression des politiques applicables [Krugman, 1987], mais il a perdu pour toujours son » innocence » quant à son efficacité indiscutable dans toutes les situations.
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En définitive, les analyses de Paul Krugman permettent de disposer d’un ensemble complet de modèles sur le commerce international. Sur cette base, il dispose d’arguments significatifs en vue de répondre à toutes les attaques éventuelles contre le libre-échange ou en faveur d’une politique commerciale agressive et il peut rejeter, d’un point de vue théorique et pratique, la plupart des arguments protectionnistes. Dans ces conditions, si les trente dernières années ont sans doute été les plus fructueuses en ce qui concerne la recherche en économie internationale, il faut » malheureusement conclure que l’étude de toutes ces innovations n’est pas prioritaire pour les étudiants qui débutent leurs études aujourd’hui […] ; ce sont toujours les raisonnements de Hume et de Ricardo qui devraient former l’essentiel de ce qu’on leur enseigne » [Krugman, 1998a, p. 124].
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Dans sa recherche continuelle de » donner un sens à la complexité confuse du monde réel » [Krugman, 1992], Krugman va, au début des années 1990, appliquer la boîte à outils de la NTCI à un champ largement ignoré par les économistes, la géographie. Selon lui, elle représente le coeur du processus de la création de la richesse économique et des échanges d’un pays. Pour une nation aussi grande que les Etats-Unis, l’allocation de la production entre les régions est très certainement un problème aussi important que le commerce international. Par conséquent, il s’interroge sur les raisons de l’agrégation des activités dans une région, alors que d’autres jouent le rôle de périphérie (modèle centre-périphérie). La nouvelle économie géographique issue de ses travaux permet d’expliquer à la fois les déterminants de la concentration et de la localisation, les origines d’un développement inégal, mais également celles des crises.
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En effet, les facteurs à la base de la NTCI, notamment l’interaction entre les rendements croissants et les coûts de transport, permettent d’expliquer le développement inégal à une grande échelle. Une région, en démarrant son industrialisation plus tôt du fait de conditions initiales favorables ou en raison de l’histoire ( » accidents historiques « ), attire l’ensemble des capacités industrielles des autres régions. D’autre part, selon Krugman, l’économie géographique est essentielle pour déterminer l’origine de crises n’ayant a priori aucune cause précise. Pour cela, il utilise le caractère auto-organisateur de l’économie, en prenant l’exemple de la croissance des ouragans et des embryons pour définir le principe d' » ordre à partir de l’instabilité « . En fait, il propose de décrire l’économie comme un système complexe où » le hasard et l’ordre semblent spontanément évoluer en un ordre inattendu » [Krugman, 1998b, p. 10]. Bien que comportant plusieurs limites [Coissard, 2007], cette nouvelle approche géographique est devenue la condition sine qua non à toute étude de localisation des activités dans l’espace.
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Cette double contribution à la science économique (commerce et géographie) et à l’explication du fonctionnement de l’économie réelle a largement pesé dans le choix du jury du prix de la Banque de Suède 2008, même si, depuis une dizaine d’années, Krugman a abandonné le champ théorique.
Paul Krugman au secours de la science économique
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Le second tournant de la carrière de Paul Krugman se produit lors de l’été 1982, lorsque le professeur Martin Feldstein, à l’époque président du Council of Economic Advisers, lui propose de devenir responsable du secteur d’économie internationale. Grâce à un congé exceptionnel octroyé par le Massachusetts Institute of Technology (MIT), Krugman rejoint l’administration Reagan et travaille une année dans le Old Executive Office Building, situé en face de la Maison Blanche. Cette expérience lui permet de comprendre la nature réelle du processus de politique économique.
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Durant cette année dans la fonction publique, il est étonné de la mauvaise compréhension des questions économiques de base par les hauts fonctionnaires d’Etat, lesquels préfèrent souvent un conseil ne demandant pas une remise en question à une analyse profonde. Plus tard, à la suite d’une conférence en 1992, il se rend compte que la majorité des économistes visent trop haut, en écrivant pour un auditoire d’intellectuels. Ils se coupent ainsi de » tout un public qui préfère se laisser persuader par des hommes très sûrs d’eux » [Krugman, 1998a, p. 10], même si ce qu’ils proposent n’a aucun rapport avec la réalité. En perdant toute illusion sur le fait que de bons arguments pourraient améliorer la discussion sur la politique interne, Paul Krugman se forge par le travail un nouveau talent, une aptitude à prendre part à la vie économique en écrivant dans un langage clair de façon à atteindre un large public.
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A partir de la fin des années 1990, il bannit les équations, les diagrammes illisibles, le jargon économique que seuls les docteurs en économie peuvent comprendre. Selon lui, afin d’éviter que les mauvaises idées ne chassent les bonnes en matière économique, il est essentiel qu’elles soient exposées clairement, de façon à être accessibles à un large public. Ainsi, ces dernières années, Paul Krugman s’est essentiellement appliqué à défendre le libre-échange, les bénéfices de la mondialisation, et à dénoncer la mauvaise gestion de la politique américaine. Bien qu’il se situe à l’écart des cercles de pouvoir, ses ouvrages (La mondialisation n’est pas coupable ou L’Age des rendements décroissants) et ses chroniques dans le New York Times lui confèrent un statut de conseiller informel de la politique économique américaine et ont largement contribué à restaurer l’image de clarté de la science économique.
La théorie pop du commerce international
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Sous l’appellation de » théorie pop « , Paul Krugman conteste les analyses d’économistes se croyant » intelligents, sophistiqués et en avance sur leur temps » mais qui, en réalité, ne font que répéter » un vieux lot de clichés trompeurs » [Krugman, 1998a, p. 119] lorsqu’ils abordent le thème du commerce international. Leur argumentation s’appuie en général sur un axe commun : la guerre froide a laissé sa place à une guerre économique dans laquelle les Etats se concurrencent pour obtenir des emplois. Le bien-être de la nation dépendrait ainsi uniquement de cette compétition à somme nulle. Le bouc émissaire idéal des problèmes rencontrés par les pays développés (montée des inégalités, chômage, baisse des salaires…) est donc la mondialisation.
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Le problème est que plusieurs théoriciens pop ne comprennent pas les concepts économiques les plus basiques et camouflent l’aspect simpliste de leur exposition en faisant référence à certaines théories qu’ils ne maîtrisent pas. L’exemple le plus éloquent est la confusion faite entre Ricardo et Smith par l’historien américain Paul Kennedy afin d’illustrer la culpabilité du commerce international dans la baisse des salaires américains. S’il n’était qu’un cas isolé, cela ne poserait pas de problème, mais les exemples de ce type sont pléthore. Leur vision domine désormais le débat politique parce qu’ils » ont réussi à se convaincre, et avec eux toutes les personnalités influentes, qu’ils ont une vision très sûre « , alors qu’ils sont » en réalité totalement ignorants des principes et réalités les plus élémentaires de l’économie mondiale » [Krugman, 1998a, p. 90]. Ainsi, la théorie pop tend à devenir la sagesse dominante, voire à s’assimiler à une pensée unique. Tous les gouvernements des pays industriels ont été » infiltrés » : aux Etats-Unis, le président Bill Clinton affirmait que chaque pays est » comme une grande entreprise en compétition sur le marché mondial » ; en Europe, Jacques Delors expliquait qu' » à la racine du chômage en Europe, il y a un manque de compétitivité face aux Etats-Unis et au Japon » [Krugman, 1998a, p. 18]. En outre, au niveau international, les grandes institutions comme le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale sont dominées par ce que John Williamson nomme la » doctrine de Washington « , qui n’est ni plus ni moins que l’application au niveau mondial des idées développées par la théorie pop.
La mondialisation n’est pas coupable
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En s’appuyant sur des faits réels et sur ce que nous apprend la science économique, Paul Krugman dénonce la théorie pop et affirme que la mondialisation n’est pas coupable de tous les maux économiques des pays riches. Tout d’abord, les racines du bien-être économique n’ont aucun rapport avec le commerce international, mais se situent fondamentalement au coeur de l’économie nationale. Il décrit trois facteurs essentiels à la bonne santé d’une économie, les autres pouvant être considérés comme secondaires : la productivité, la redistribution des revenus et l’emploi. Paradoxalement, ces aspects ne font pas partie des principaux thèmes traités par les différents gouvernements américains. Leurs représentants préfèrent polémiquer sur le manque de compétitivité de l’économie américaine et sur l’impact des pays en développement sur les salaires et les emplois des travailleurs américains.
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Or, pour Krugman, la notion de compétitivité est vide de sens lorsqu’elle est appliquée à une nation [Krugman, 1996]. Suite à un article paru dans Foreign Affairs, un large débat s’est engagé entre Krugman et les théoriciens pop sur la notion de compétitivité et les politiques qui en découlent ?[2][2] Premier article de Krugman en 1994 : » Competitiveness :… L’économiste de Princeton y dénonçait notamment l’idée de Lester Thurow selon laquelle la baisse des salaires réels américains s’explique en grande partie par la concurrence extérieure et les déficits commerciaux dans le secteur manufacturier. En fait, par un petit calcul mathématique, il parvient à démontrer, avec les chiffres donnés par Thurow, que l’impact du commerce ne permet d’expliquer qu’au maximum 0,3 % de la baisse des salaires américains (soit vingt fois moins que les 6 % avancés par Thurow). Paul Krugman critiquait également la politique visant à soutenir les secteurs à haute valeur ajoutée décrite par Robert Reich et Ira Magaziner. Il démontre que, pour étayer leurs arguments, les membres du gouvernement Clinton ont fourni des chiffres ne correspondant pas à la réalité en assimilant, à tort, le terme de forte valeur ajouté à celui de haute technologie.
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D’autre part, pour Krugman, la rhétorique selon laquelle les pays en développement (PED) profiteraient de conditions de travail inférieures et d’un niveau de salaire plus faible afin de concurrencer de façon déloyale les Etats-Unis (et les autres pays développés) ne tient pas pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les variations du solde des échanges pour les produits manufacturés entre les pays riches et les PED sont relativement faibles et ne permettent pas d’expliquer l’augmentation du chômage. En outre, les secteurs les plus touchés, notamment le textile, ne représentent qu’une faible partie de la main-d’oeuvre totale ?[3][3] Les données avancées par Krugman sont corroborées par… Ensuite, si la montée des inégalités est une réalité, elle n’a que très peu de relations avec le commerce international et la concurrence des PED. En effet, la répartition entre les branches utilisant de la main-d’oeuvre qualifiée et celles employant du travail peu qualifié ne varie pas. Ainsi, pour l’économiste de Princeton, » c’est à l’intérieur de chaque secteur – y compris ceux qui ne sont pas exposés à la concurrence internationale – que l’emploi se déplace, des moins qualifiés vers les plus qualifiés « . Par conséquent, la mondialisation ne joue qu’un rôle mineur dans ce phénomène qui dépend essentiellement de l’amélioration du progrès technique. Enfin, il décrit un modèle très simple (repris dans La mondialisation n’est pas coupable) permettant d’expliquer que la croissance économique des PED ne nuit aucunement à celle des pays développés.
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Pour Krugman, la science économique doit évoluer avec son temps, ce qui l’amène à revenir sur des affirmations passées. Au cours des années 1980 et 1990, un large débat a animé les économistes à propos des conséquences négatives de la mondialisation sur les salaires et la distribution des revenus dans les pays développés (théorème de Stolper-Samuelson sur l’égalisation du prix des facteurs de production). A cette époque, Krugman affirmait que l’impact était réel mais négligeable [Krugman et Lawrence, 1993]. Deux éléments l’ont conduit à revoir cette position [Krugman, 2007] : la part croissante de la Chine dans le commerce international et une segmentation de la production de plus en plus prononcée. La Chine ne semble pas suivre la trajectoire prise par les nouveaux pays industrialisés dans les années 1990 : d’une part, ses exportations restent largement intensives en main-d’oeuvre, et d’autre part, le coût du travail se situe toujours à un niveau très faible. Ensuite, théoriquement, le principe de spécialisation internationale aurait dû limiter les effets du commerce sur les salaires. Mais les stratégies internationales des firmes ont poussé à l’extrême la division internationale du travail et même les activités de service sont aujourd’hui délocalisées. Dans ces conditions, Krugman admet que l’impact du commerce sur les salaires est sans aucun doute plus important qu’il ne l’avait affirmé il y a une dizaine d’années. Cependant, en désavouant ses propos initiaux, il poursuit un objectif : éviter que » les mauvaises idées ne chassent les bonnes » et que leur application politique ne conduise au gaspillage des ressources publiques. Certes, il s’est trompé, mais les conditions actuelles ne permettent pas pour autant d’affirmer que le protectionnisme soit la politique à suivre pour répondre à la montée des inégalités. Le libre-échange reste la meilleure des politiques applicables et les solutions pour réduire ces inégalités se situent d’abord au niveau de l’économie nationale.
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Paul Krugman a souvent été décrit comme le pourfendeur de la politique menée par le gouvernement Bush. Cela s’explique en partie parce que sa seconde carrière n’a débuté que depuis une dizaine d’années (soit au début de l’ère Bush). Néanmoins, il ne faut pas oublier qu’il avait également attaqué la politique de Bill Clinton, notamment sur les questions sociales. Aujourd’hui, tout démocrate respectable se doit d’avoir lu Paul Krugman, tout républicain se doit de le haïr. Ses éditoriaux ont dénoncé sans relâche la » Bushéconomie » sur tous les aspects de la vie économique et sociale américaine. De la faillite Enron aux réductions d’impôts, des attentats du 11 Septembre à la guerre en Irak, du déficit à la politique sociale, il a démontré avec éloquence l’influence de la politique de clientélisme, la volonté inégalitaire ou encore l’affairisme de la politique républicaine. Etranger au microcosme washingtonien, il est sans pitié pour les rouages de ce système, y compris les rouages médiatiques. Dans ce combat, le professeur de Princeton fait preuve d’originalité, en étant » le seul éditorialiste connu à tenter de les intégrer dans une seule et même chronique sur la politique du gouvernement […], le seul à décrire le monde tel qu’il est » [Confessore, 2003].