Philippe Aghion

Jeudi 1 er octobre 2015 : l’économiste Philippe Aghion donnait sa leçon inaugurale au Collège de France sur les leviers de la croissance. Pour lui, innovation et concurrence peuvent déboucher sur une société plus équitable.

Assis au bout du sixième rang, un jeune homme prenait soigneusement des notes. Il est vrai que le sujet était d’importance.
Pour sa leçon inaugurale au Collège de France, Philippe Aghion avait choisi d’évoquer « les énigmes de la croissance ». Des énigmes que cet économiste, longtemps enseignant à Harvard, tente de résoudre depuis trois décennies – il a cinquante-neuf ans, même s’il donne l’impression d’en avoir quarante-cinq. Dans cette France qui a tant de mal à sortir de la croissance zéro, il y avait donc foule à venir l’écouter dans l’amphithéâtre rénové du Collège, juste à côté de la Sorbonne, en ce jeudi 1er octobre. Une foule souvent à la droite de la gauche (l’impétrant fut conseiller du candidat François Hollande), mais pas seulement.
Des bataillons d’économistes dont un Nobel; des ministres anciens, actuels et aspirants; un sénateur; des gouverneurs de la Banque de France d’hier et de demain; un maire de grande métropole. Et nombre de coauteurs français ou étrangers d’articles académiques écrits avec Aghion.

Le professeur parle du « désir de ne pas avoir à commencer « , évoqué ici même par le philosophe Michel Foucault quarante-cinq ans plus tôt. Mais l’émotion cède vite à la fougue. Nous voici dans les années 1950, où l’économiste américain Robert Solow invente le modèle qui façonnera longtemps notre regard sur la croissance. La production se fait avec du capital et du travail. Pour l’accroître, il faut donc faire des enfants et mieux les former. Ou accumuler davantage de capital en épargnant. Mais ce schéma bute sur deux problèmes.
D’abord, le capital n’échappe pas à la règle des rendements décroissants; les dernières unités ajoutées sont moins productives que les précédentes. A terme, impossible d’échapper à la stagnation !
Ensuite, les calculs empiriques montrent que le travail et le capital sont loin d’expliquer toute la croissance. Il y a un énorme résidu dans les équations, que Solow appelle « progrès technique « . Un progrès tombé du ciel. Et d’autres équations révèlent des liens entre croissance et droits de propriété, inégalités, ouverture commerciale.

Dans les années 1980, sous l’oeil bienveillant de Solow devenu Nobel et toujours professeur au MIT, l’université concurrente de Harvard, de jeunes économistes reviennent sur ce chantier. Et si le progrès technique ne tombait pas du ciel ? Et si la croissance était « schumpétérienne  » ? Le nouveau professeur du Collège est fan de Joseph Schumpeter, qui se vantait d’avoir atteint deux des trois objectifs qu’il s’était fixés dans la vie : être le meilleur cavalier du monde, le meilleur amant et le meilleur économiste (Aghion, lui, se contente malicieusement de révéler qu’il est piètre cavalier). Comme ce professeur autrichien du milieu du XXe siècle, il estime que l’innovation joue un rôle central dans la croissance. Qu’elle est le fruit d’un processus social, où les entrepreneurs agissent selon leur environnement naturel, concurrentiel, réglementaire, fiscal. Et qu’elle engendre une « destruction créatrice  » en rendant obsolètes les innovations précédentes. Ce filon très riche débouche sur des questions passionnantes. On se limitera ici à deux d’entre elles, au coeur des débats français du moment.

D’abord la concurrence. Dans les premiers modèles développés par Aghion, elle est toujours bénéfique car elle stimule l’innovation. Mais dans la réalité, il en va autrement. Des travaux empiriques montrent qu’une forte concurrence est parfois un aiguillon, parfois un boulet. D’autres théoriciens l’auraient ignoré.
Mais Aghion a toujours fait des allers-retours entre les modèles et la vraie vie. Il a repris son schéma en introduisant la « frontière technologique « . Quand une économie est loin de cette frontière, quand ses entreprises se contentent d’imiter leurs rivales étrangères en avance, la concurrence n’est pas centrale. Des champions nationaux peuvent être très efficaces, comme dans la France des Trente Glorieuses, ou l’Argentine de la première moitié du XXe siècle. En revanche, quand l’économie se rapproche de cette frontière, « il faut passer d’une économie de rattrapage à une économie de l’innovation « .
La concurrence devient ici motrice. Aghion ne le dit pas, mais il est impossible de ne pas y penser : voilà pourquoi la loi Macron va dans le bon sens.

Ensuite les inégalités. Les revenus des foyers les plus aisés, le fameux « 1 %  » le plus riche, ont explosé dans les pays avancés depuis les années 1980, comme l’ont montré les travaux de Thomas Piketty, de la Paris School of Economics où Aghion a lui aussi enseigné. Le chercheur montre un graphique frappant : aux Etats-Unis, la courbe de la part du revenu captée par le 1 % est strictement parallèle à celle des dépôts de brevets. Ce n’est pas un hasard, explique-t-il. L’innovation dégage une rente provisoire. Mais les inégalités mesurées par un indicateur plus large, le coefficient de Gini, n’augmentent pas forcément. C’est le cas par exemple en Suède depuis les réformes structurelles menées au début des années 1990 : beaucoup d’innovations, accélération des gains de productivité, envolée du 1 % mais Gini stable. On pense ici à la condition avancée par le philosophe John Rawls : une hausse des inégalités est acceptable si et seulement si les plus pauvres profitent d’une hausse de revenu. Et à la phrase d’Emmanuel Macron, le ministre de l’Economie : « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. « 
Pour conclure, Aghion cite Tocqueville sur la crainte de l’innovation. Au sixième rang où sont installés Jean Tirole, Hubert Védrine, Gérard Collomb, le jeune homme au bout ne prend plus de notes. C’est Emmanuel Macron.
Ses écrits
« Ajustement macroéconomique aux technologies multi-usage », L’actualité économique, Revue d’analyse économique n° 73, 1997.Endogenous Growth Theory, avec Peter Howitt, MIT Press, 1998.« Education et croissance », avec Elie Cohen, rapport pour le Conseil d’analyse économique, 2003.Pour aller plus loin: Le site de Philippe Aghion : http://post.economics.harvard.edu/faculty/aghion/aghion.html